Les wagons-torpilles...
Quel amateur de chemins de fer oserait se prétendre indifférent à la vue de ces
véhicules si longs , si lourds , faisant trembler la terre sous leurs essieux si nombreux...
Avec , à leur passage , une odeur de métal chaud et une chaleur perceptible à plusieurs
mètres malgré les tonnes de briques réfractaires embarquées et un calorifugeage poussé... ???
Voici une petite quarantaine d'années , j'étais allé à la découverte de ces monstres
dans ce qui était encore , en Belgique et pour quelques années encore , la Mecque
de la fonte et de l'acier : Charleroi.
Bien sûr , tout en parlant de torpilles , je ne résisterai pas au plaisir d'évoquer
le décor au centre duquel elles évoluaient , décor qui , hélas, fait aujourd'hui
partie du passé.
Les Forges et Usines de la Providence...
Les dernières décennies de la sidérurgie belge ont été marquées par les incessants
changements de raisons sociales consécutifs aux fusions d'entreprises et de bassins
sidérurgique.
Depuis 1979 et sa fusion avec "Thy-Marcinelle à Monceau (T.M.M.) l'usine de
"La Providence" appartenait au groupement T.M.P. ( "Thy-Marcinelle & Providence ").
Cela devait pas durer : en 1980 , reprise par "Hainaut-Sambre" , et , en 1981 , fusion
avec Cockerill pour aboutir finalement à Cockerill-Sambre....
Les hauts-fourneaux de "La Providence" aperçus depuis le terril de la Blanchisserie. ©Photo Jacques Quoitin. |
C'est le long du canal de Bruxelles à Charleroi que se dressent les hauts-fourneaux de
La Providence .
Le terril de la Blanchisserie constitue un observatoire de choix pour embrasser
du regard les vastes installations de l'usine de Dampremy.
Au moment de la prise de vue (1980) , les H.F. 3 et 6 sont encore en activité.
Et , en jetant un coup d'œil , du même point de vue , en direction de la ville , il
est aussi possible d'observer les convois de fonte desservant l'aciérie de Marcinelle.
En préparant mon "safari-photos" sur une carte , j'avais été interpellé par la
complexité géographique de l'environnement carolo : jusqu'où s'étend Dampremy ?
Où commence Marcinelle ?
Et Marchienne , c'est ici ?
Ou là ?
Et Monceau ?
Le canal de Bruxelles à Charleroi et ses Usines... © Photo Jacques Quoitin. |
Sur la rive nord du canal , face aux fourneaux , les installations de l'agglomération de
la Providence , mise à l'arrêt en 1981.
L'agglomération de La Providence. © Photo Jacques Quoitin. |
De gauche à droite : le H.F. 5 , le H.F. 3 et le H.F. 6. Le H.F. 4 , lui , a déjà disparu....© Photo Jacques Quoitin. |
Ma première incursion euh.. visite... a eu lieu un dimanche...
N' ayant pas sollicité l'autorisation de pénétrer en ces lieux , j'espérais , en choisissant
ce jour , ne pas faire de mauvaise rencontre (je parle ici des agents de surveillance
de l'usine....).
Wagons-torpilles aux pieds des H.F. 3 et 6. © Photo Jacques Quoitin. |
Bernd et Hilla Becher , célèbres photographes du patrimoine industriel, ont
immortalisé les fourneaux de Dampremy , au milieu de tant d'autres , dans leur
célèbre ouvrage "Hochöfen" .
Seuls subsistaient , au moment de ma visite , les hauts-fourneaux 3 et 6 , illustrés par
les Becher ainsi qu'un autre appareil , plus imposant et aussi d'allure plus moderne : le
H.F. n° 5.
Une fois le pont sur le canal franchi , on bénéficiait d'un beau point de vue sur les
voies qui desservaient les H.F. 3 et 6 .
Dampremy. Les H.F. 3 et 6. © Photo Jacques Quoitin. |
A proximité , sur un faisceau de voies coincé entre le halage et la ligne des
hauts-fourneaux , une dizaine de torpilles attendaient leur prochaine rotation.
Encadrant ces dernières , les wagons-tombereaux destinés à répartir la charge
du convoi lors du franchissement des ouvrages d'art et à compléter son freinage.
Dampremy. Début des années 80. Wagons-torpilles. © Photo Jacques Quoitin. |
© Photo Jacques Quoitin. |
© Photo Jacques Quoitin. |
Ci-dessus , deux exemplaires des premiers modèles de torpille en Belgique , construits
par la Demag ( Deutschen Maschinenbau-Aktiengesellschaft ) à Jünkerath en 1964
pour "Espérance-Longdoz" et pour les "Aciéries et Minières de la Sambre (AMS) ".
La société liégeoise avait au départ commandé 8 exemplaires de ces wagons-torpedos
pour assurer l'alimentation de la toute nouvelle aciérie de Chertal à partir des hauts-fourneaux
de Seraing et Ougrée , distants de 22 km.
La flotte finira par compter 40 unités.
Torpille Espérance-Longdoz . © Document de la Demag à Jünkerath. |
Leur longueur : 31,65 mètres.
La tare : 190 tonnes. La cuve est en effet garnie de 52 tonnes de briques réfractaires...
Il faut éviter les déperditions de chaleur et faire en sorte que la température de la tôle
extérieure n' excède pas 80 degrés !!!
Le tableau ABC de limite de charge les autorisait à 140 tonnes , ce qui nous donne un
poids total de 330 tonnes....
Une pareille masse , avec une charge par essieu de 21t , devait reposer sur 16 essieux
répartis sur quatre bogies.
Un autre modèle ....
© Photo Jacques Quoitin. |
© Photo Jacques Quoitin. |
© Photo Jacques Quoitin. |
Plus récente et moins imposante , cette torpille à cuve Thiriau reposait sur des
bogies Demag ou Rolanfer.
Tare : 152 tonnes.
Limite supérieure de charge ABC : 110 tonnes.
Pour un poids total de 262 tonnes , supportés par 12 essieux.
Ce type de wagon était propre au bassin carolorégien avant les échanges de
fonte entre bassins..
Hainaut-Sambre à Montignies.
"Hainaut-Sambre" est le produit de la fusion de la "S.A. des Usines Métallurgiques du
Hainaut " à Couillet avec sa voisine de Montignies , la "Société Métallurgique de Sambre
et Moselle".
Le livre "Hauts-Fourneaux" des Becher évoque aussi cette société , dans un chapitre
consacré aux "Divisions de Hauts-Fourneaux".
Le terme "Division" est évocateur : il faut dire qu'à Montignies , les H.F. étaient au
nombre de cinq.
Ce qui , hélas , ne les empêchera pas de se voir éteints entre 1984 et 1985....
Usine de Montignies. 1980. Au crochet de ce couplage de locotracteurs , une cuve longue Demag. © Photo Jacques Quoitin. |
Sur ce modèle , la cuve Thiriau a laissé la place à une poche longue Demag.
Ces wagons n'étaient autorisés qu'à la navette entre les Hauts-fourneaux de Montignies
et l'aciérie TMP.
Thy-Marcinelle à Marcinelle.
C'est ici que se dresse celui qui sera , dans quelques années , le dernier haut-fourneau
de Charleroi , le H.F. numéro 4 .
J'ai eu le plaisir de participer , avec un petit groupe de membres du RMM (Rail Miniature
Mosan ) , à une visite de l'aciérie et de la nouvelle coulée continue de l'usine de Marcinelle.
L'ingénieur qui nous avait reçus et guidés ne pouvait dissimuler la fierté qu'il ressentait
à nous faire admirer un des outils les plus modernes de la sidérurgie européenne .
A ce moment , nul n'imaginait que , quelques dizaines d'années plus tard , ce qui est peu
pour des équipements d'industrie lourde , le H.F. 4 resterait seul debout sur un site dévasté ,
dans l'attente d'une hypothétique conservation en tant que témoin du prestigieux passé
industriel de Charleroi....
Nous étions en mars 1992.....
Un petit speech préparatoire à la visite se donnait dans un local situé à l'étage d'un
bâtiment administratif.
Les fenêtres s'ouvraient sur l'entrée principale de l'usine , le H.F. 4 et un faisceau de voies
sur lesquelles stationnaient des wagons chargés de mitrailles tandis qu'un couplage de
locotracteurs sortait une rame de wagons-torpilles de l'usine.
Usine de Marcinelle. Mars 1992. © Photo Jacques Quoitin. |
Une rame de wagons-thermos est prête au départ.
Les orifices de remplissage-vidange des cuves sont fermés pour le voyage et les
couvercles scellés par la pose d'un ciment réfractaire à prise rapide.
De Namur à Liège...
Dirigeons -nous maintenant vers l'est et le bassin liégeois.
Les voies ferrées qui vont de Namur à la Cité Ardente ont vu passer bien des FO ; c'est
le nom donné par la SNCB à ces convois de wagons-thermos se déplaçant à une vitesse
modérée , 50 kilomètres à l'heure maximum.
La majorité des quelques FO que j'ai eu l'occasion de prendre en photo étaient tractés ,
soit par des 55 de Kinkempois , soit par des 51 de Monceau . Plus rarement , des 62-63.
Ils provenaient de Marcinelle (autrefois de Couillet) et parcouraient 110 km pour rejoindre
Chertal.
Ces trains étaient prioritaires : il ne fallait pas qu'un retard ou un incident quelconque
entraînent une chute de température de la fonte jusqu'à son point de solidification....
De nombreuses expériences de transports à longue distance avaient été menées dans
les années 60 , avec prise de T° à la sortie du haut-fourneau et à l'arrivée à l'aciérie.
Des convois de fonte à destination de Chertal avaient ainsi pris leur départ depuis
des endroits divers :
Couillet (110 km) , Esch-sur-Alzette au Luxembourg (248 km) , Hagondange , au sud
de Thionville (280 km) , Oberhausen , dans la Ruhr (162 km) ....
Et , à chaque fois , les écarts entre les températures de départ et d'arrivée se maintenaient
dans une fourchette très satisfaisante.
Il est plaisant de relire les articles parus dans la revue "Informations SNCB" et
de constater la fierté de notre société de chemins de fer pour sa participation à
une innovation mondiale :
En 1978 , suite à un arrêt programmé du H.F. 6 de Seraing , Cockerill et la SNCB
mettent sur pied un trafic régulier de wagons-thermos , chargés directement à la sortie
du H.F. de Marchienne-au-pont , ce qui était aussi une "première", et gagnant Chertal
par la dorsale wallonne à la fréquence de cinq rotations hebdomadaires .
Cette aventure avait duré six semaines.
.
Ce qui était un exploit en 1978 est visiblement devenu plus tard une routine....
Les trois dernières torpilles de la rame illustrée ci-dessus sont vraisemblablement
des "Creusot-Loire" , livrées à la fin des années 70.
ABC 150 t.
Tare 191 t.
Masse totale 336 tonnes.
Marche-Les-Dames. 19 août 1996. 5135 et FO. |
Marche-Les-Dames. 24 juillet 1997. © Photo Jacques Quoitin. |
Le soir tombe sur Namèche et le manque de clarté ne permet pas d'identifier aisément
la locomotive en tête de ce FO : c'est une 62.
On ne peut pas toujours avoir de la chance : je viens de louper un croisement de FO ....
En regardant bien le fond de l'image , à gauche , on voit s'éloigner vers Liège la queue
d'un autre convoi de fonte...
Sclaigneaux. 26 septembre 1997. © Photo Jacques Quoitin. |
L'extraordinaire site de Sclaigneaux....
Sclaigneaux. Août 1989. © Photo Jacques Quoitin. |
Château de Seilles. Août 1989. © Photo Jacques Quoitin. |
Statte. 22 août 1996. © Photo Jacques Quoitin. |
Transportons nous maintenant quelques dizaines de kilomètres plus à l'est .
Nous allons y observer les navettes de fonte entre les H.F. de Seraing et d' Ougrée
et l'aciérie de Chertal.
Seraing. 1980. Haut-fourneau ancien. © Photo Jacques Quoitin. |
Seraing. 1983. Le haut mâtereau du chandelier autorise le passage sur la voie principale pour la 6029. © Photo Jacques Quoitin. |
Nous sommes à l'entame des années 80.
La signalisation mécanique à trois positions est encore à l'œuvre sur cette portion de
la ligne 125 a.
Le H.F. 6 de Seraing alimente en fonte des wagons-torpilles stationnés sur un faisceau
d' échange.
Seraing. 1983. La 7364 pénètre dans le faisceau d'échange. © Photo Jacques Quoitin. |
Seraing. 1983. La 7326 s'engage sur la L.125a , entraînant quelques torpilles qui viennent de recevoir leur chargement de fonte. © Photo Jacques Quoitin. |
Seraing. 1983. En route pour Chertal. © Photo Jacques Quoitin. |
Construite pour la Compagnie du Nord Belge , la gare de Seraing n'est plus que l'ombre
d'elle-même , enclavée au cœur d'un environnement industriel , encerclée par les conduites
de gaz de haut-fourneau et autres tuyauteries , avalée par l'usine...
Et pourtant , elle a conservé quelques attributs typiques: ses marquises de quai
en ciment et sa pittoresque cabine de signalisation.
Seraing. 1983. De retour de Chertal , la 7338 traverse la gare de Seraing. © Photo Jacques Quoitin. |
Ougrée. Années 90. La Meuse et le Haut-fourneau B. © Photo Jacques Quoitin. |
Un peu plus au nord , Ougrée et son haut-fourneau B , le plus imposant du monde
au moment de sa construction.
Mis à feu le 15 février 1962 , haut de 81 mètres , il verra sa production journalière
de fonte passer progressivement de 2000 tonnes à 5000 tonnes...
Il sera éteint définitivement en octobre 2011.
La ligne 125a semble littéralement disparaître sous l'usine.
Elle va ressurgir de l'autre côté , au cœur d' un site fascinant : le raccordement
de Petite-Folie , coincé entre l' entreprise sidérurgique et le pont enjambant les
voies de sortie du triage de Kinkempois.
La 125a doit se glisser entre le faisceau d'échange de fonte et les voies d'approvisionnement
du haut-fourneau B.
Le spectacle est permanent : d'un côté , manœuvres , départs et arrivées de torpilles ;
de l'autre côté , réception et déchargement de rames de minerai et de coke.
Ougrée . Petite-Folie. 1986. La 6323 emmène vers Chertal une rame de torpilles. © Photo Jacques Quoitin. |
Ci-dessus , on peut encore apercevoir les superstructures d'un haut-fourneau plus ancien
qui n'est sans doute plus en activité au moment où l'image a été prise.
J'ai eu beau chercher , je n'ai pas pu l'identifier.
Etait-ce par hasard le haut-fourneau A ...? ( ce serait logique , après tout....).
Ougrée. Petite-Folie. La locomotive 102 à la manœuvre. © Photo Jacques Quoitin. |
La locomotive numéro 102 préposée aux manœuvres fait partie d'une série de machines
General Electric de 100 tonnes.
Ougré. Petite-Folie. La 6289 rentre de Chertal avec 3 torpilles vides. © Photo Jacques Quoitin. |
Ougrée. Petite-Folie. © Photo Jacques Quoitin. |
Ougrée. Petite-Folie. 01-02-1996. 6227 et FO. © Photo Jacques Quoitin. |
14 octobre 1996.
C'est ce jour-là que l'arrêt "spaghetti" de la cour de cassation prononce le dessaisissement
du juge d'instruction Connerotte dans l' “affaire Dutroux“ qui vient d'éclater au grand jour.
Cet événement va générer dans tout le pays une intense émotion.
Celle-ci va s'exprimer de façon parfois originale ; la photo ci-dessus permet de
s'en rendre compte....
Petite-Folie. Octobre 2003. 6210 et FO. © Photo Jacques Quoitin. |
Petite-Folie. Octobre 2003. Pourquoi pas une 77 ? © Photo Jacques Quoitin. |
Kinkempois. Octobre 2008. 7767 et FO. © Photo Jacques Quoitin. |
Liège. Septembre 2003. 6306. © Photo Jacques Quoitin. |
Changement de ligne !
Une fois passé le quadrilatère de voies du Val Benoît, le voyage vers Chertal se
poursuit, cette fois sur la L. 40.
Un FO, tracté par la 6306, s' apprête à emprunter le pont de Namur, sur l'Ourthe.
à suivre......
Thank you very very much for sharing these wonderful pictures! truly spectacular!
RépondreSupprimerMerci de publier ces photos-témoins d'un temps révolu.
RépondreSupprimerPour les riverains, je comprends bien que la disparition de la réelle pollution induite a été un bonheur,mais pour les spectateurs-voyeurs intéressés par cette dantesque industrie c'est un triste "in memoriam"
C'est vraiment un bonheur que tu aies tiré toutes ces photos (belles comme à l'habitude) et que tu les montres ici.